Comment gérer une entreprise en hypercroissance ?
RÉSUMÉ
De l’idée au produit, du recrutement à l’autonomisation des collaborateurs, de l’implantation nationale au déploiement à l’international, le parcours de l’entrepreneur est fait de brusques accélérations et d’obstacles à franchir.
La condition de la réussite : une capacité à réinventer constamment le modèle pour l’adapter aux exigences de l’hypercroissance. La preuve par l’exemple de Frédéric Mazzella à travers l’aventure BlaBlaCar.
L’IDÉE QUI SCALE DÈS LE DÉPART
Tout le monde connaît l’histoire à l’origine du concept de BlaBlaCar : celle d’un voyageur qui fait beaucoup de route et pas mal d’autostop, se retrouve sans place de train la veille de Noël et qui, depuis la voiture de sa sœur venue le chercher, voit à la fois des trains bondés et des voitures vides. L’idée d’un service universel répertoriant toutes les places de voitures disponibles pour voyager autrement est née !
Frédéric avait beaucoup d’autres idées business à l’époque. Pourtant c’est celle-ci qui s’impose à lui et l’empêche de dormir pendant 72h. Le sentiment d’avoir LA bonne idée procède d’un constat : toutes les technologies étaient disponibles pour créer un produit qui révolutionne le transport, depuis les bases de données massives, la connectivité et les search engines, jusqu’à l’essor d’internet.
“Je me disais que si ce truc existait, je le saurais, je serais tombé dessus parce que je voyageais beaucoup” se dit alors Frédéric. L’étude de marché qu’il réalise ensuite confirme le potentiel de la bonne idée basée sur son intuition “user centric” de grand voyageur.
L’idée de créer un site de covoiturage tout le monde peut l’avoir. Frédéric a su la développer et l’amener jusqu’à créer Blablacar, aujourd’hui une des licornes françaises.
LA PUGNACITÉ
Le passage obligé de tout entrepreneur, à ses débuts, est de créer le premier produit, trouver ses clients (pas forcément ceux ciblés au départ), satisfaire une demande et faire vivre l’entreprise. Les premières années, Frédéric et Francis Nappez, son co-fondateur, construisent essentiellement des plateformes B2B. Ce sont ces services dédiés aux entreprises qui permettent de recruter et de payer les premiers salaires. La tentation de se concentrer sur la vente du service aux entreprises est forte mais la vision plus globale d’un service C2C demeure le but principal. L’objectif : rendre le covoiturage accessible à tous, adresser le C2C et créer une communauté de “covoitureurs”.
En parallèle, la plateforme BtoC continue donc d’être développée et améliorée. Frédéric et ses équipes multiplient les demandes d’interview, les contacts avec les webmasters de tous les sites pour insérer leurs urls, ne lâchant rien sur leur vision.
C’est une époque grisante mais difficile, car les résultats peinent à arriver et les utilisateurs ne représentent qu’une petite communauté ciblée. Même si les proches de Frédéric commencent à s’inquiéter sans le lui dire, même si Frédéric lui-même doute, son entourage continue à le soutenir.
C’est alors qu’arrive l’opportunité à ne pas manquer : une grève de la SNCF ! Hèlène, soeur de Frédéric et pro de la comm, suggère de faire un communiqué de presse expliquant que “pendant la grève, Blablacar ne fait pas grève.” Les demandes s’affolent. Le site explose et l’enjeu est de tenir le cap, en commencant par renforcer les routeurs en hébergement partagé à 9,99€ … Pour l’anecdote, les volumes générés par le jeune service de covoiturage gênaient les autres sites partageant le même serveur, au point que BlaBlaCar s’est souvent vu menacé de coupure par son hébergeur ! Il a fallu passer rapidement à des serveurs dédiés.
LA COMMUNICATION, GARANTE DU RESPECT MUTUEL DES SALARIÉS
Quand Frédéric a eu l’idée de BlaBlaCar, il savait que le service allait devenir universel puisque tout le monde pourrait l’utiliser, et qu’il faudrait forcément une structure en conséquence.
En revanche, il n’avait pas anticipé qu’une telle équipe était nécessaire pour gérer ce service : en terme de tailles, de diversité de métiers, de communication avec les membres, de travail permanent sur le produit, de serveurs… “Les gens ne comprennent pas que l’on soit 500” souligne-t-il. Aujourd’hui, BlaBlaCar s’appuie sur des centaines de serveurs, plus de 100 ingénieurs, 30 personnes dédiées au produit, 120 personnes à l’équipe “Member relation”, 130 en marketing et communication, répartis dans une vingtaine de pays.
Pour Frédéric, le plus grand risque d’une boîte en croissance est que les départements ne se respectent plus. Cela arrive assez rapidement, en fait dès que les différents départements (Tech versus Marketing vs Admin etc) … ne sont plus amenés à échanger. Il devient alors indispensable de créer des moments de rencontre.
Pour prévenir ce risque, plusieurs initiatives ont été mises en place :
– Les Blabla Talks : tous les mercredis sans exception, pendant 3/4 d’heure, 3 à 6 membres d’une équipe présentent les projets réalisés et ceux sur lesquels ils travaillent. Chaque équipe fait au moins un Blabla Talk dans l’année, en présence des cofondateurs et de l’ensemble des collaborateurs car y assister n’est pas une option ! Un “live streaming” permet aux bureaux des autres pays de suivre en direct la présentation, qui se fait en anglais. Un impératif chez Blablacar, dont les 500 collaborateurs sont de 35 nationalités différentes.
Il est important que le “head of” du département concerné ne soit pas le seul engagé dans cette présentation. Expliquer ce que l’on fait, s’engager sur un projet puis rendre des comptes devant l’ensemble des collaborateurs – et pas seulement vis-à-vis d’un supérieur – permet à chacun de se responsabiliser et démultiplie l’implication.
Le fait que tous les employés interviennent a cependant posé la question de la capacité de chacun à communiquer en public. Dans les faits, cette prise de parole par tous a provoqué beaucoup d’empathie et de respect. Une formatrice de l’INSEAD est tout de même venue pendant plusieurs années tous les mardis soirs pour coacher les collaborateurs sur la confiance en soi, la fluidité de présentation et l’anglais. Un bon moyen de s’assurer que les présentations restent vivantes et attractives.
Ces Talks ont 3 vertus :
– L’identification des personnes et de leur métier : on sait qui fait quoi. Dans une société qui grandit, il est important pour chacun de savoir à qui il/elle peut s’adresser sur chaque problématique.
– L’implication : présenter son travail, passé et futur, devant ses collègues, est engageant vis-à-vis de ceux-ci. L’exercice, face à un public forcément intéressé, est également très valorisant.
– Le respect et la motivation : savoir sur quels sujets chacun travaille est source de respect entre les équipes. Comprendre que l’entreprise est constituée de personnes complémentaires, qui agissent sur différents niveaux et métiers est non seulement motivant, mais donne aussi l’envie de se dépasser dans son domaine d’expertise.
BlaBlaCar a mis en place d’autres dispositifs pour favoriser l’implication et la coordination des équipes internationales, ainsi que le travail à distance :
– Toutes les 6 à 8 semaines, une “International Week” réunit tous les pays (1 ou 2 personnes de chaque pays viennent à Paris).
– 100% du staff étranger vient à Paris 1 fois par an, voire 2.
– BlaBlaCar organise chaque année un séminaire off-site (le BlaBlaBreak).
– Tous les bureaux sont équipés de solutions de video-conferencing Lifesize pour faciliter les réunions à distance. L’investissement est important, mais c’est la condition d’une bonne synchronisation. Cela évite de surcroît de nombreux déplacements coûteux en temps, en argent et en énergie quand une boîte devient internationale.
LES VALEURS, UNE AIDE À LA DÉCISION
La co-création est, sans conteste, le moyen le plus efficace pour provoquer l’implication et l’adhésion des nouvelles générations. C’est pourquoi, afin que l’entreprise toute entière – et pas seulement la direction – se reconnaisse dans les valeurs de BlaBlaCar, leur définition résulte d’un process de co-création.
En mars 2013, lors du premier séminaire annuel avec les 60 collaborateurs, les équipes ont défini ensemble les 10 valeurs de l’entreprise, avec l’aide d’un consultant externe. Aujourd’hui, celles-ci sont devenues une référence pour tous. Plus efficaces que les procédures, elles guident aussi bien le recrutement que le job de chacun au quotidien. “Lorsqu’une entreprise grossit vite, les salariés doivent souvent prendre des décisions. Or, ils ne peuvent pas solliciter en permanence les managers, et encore moins les fondateurs” explique Frédéric. Les valeurs de l’entreprise servent alors de repères, facilitant les prises de décisions et responsabilisant le salarié car la décision vient de lui. Une conception très américaine, issue des trois années que Frédéric a passées à Stanford.
L’étape suivante, pour que les valeurs soient bien intégrées, c’est de leur donner vie en les matérialisant. Les valeurs sont écrites sous forme de slogans affichés partout dans l’entreprise. Le fait de les voir quotidiennement rappelle en permanence les objectifs des équipes. Cela a permis à chacun de s’approprier les valeurs qui lui correspondent et résonnent le mieux avec son métier.
LA MOTIVATION, FACTEUR CLÉ DU RECRUTEMENT
Les valeurs, l’installation d’un certain nombre de règles, de KPIs à suivre, d’un contrat moral avec les salariés est important en termes de RH. Cela permet de définir le cadre… et de recadrer ! Les missions de chacun dans l’entreprise doivent donc être bien définies. Cela passe par exemple par la rédaction de fiches de poste explicites pour les recrutements.
Car le recrutement est sûrement le sujet le plus délicat et le plus fondamental dans la croissance d’une entreprise. Si les compétences sont bien sûr essentielles, ce qui compte par dessus tout en démarrage de projet est la motivation réelle pour l’activité : c’est elle qui permet d’être agile, une donnée clef lorsque l’on cherche son Product-Market fit. Car un collaborateur motivé peut toujours apprendre ce qui sera nécessaire à la réussite du projet…
Mais juger quelqu’un sur une heure d’entretien et déterminer s’il a les compétences requises pour le poste et si l’on va réussir à travailler efficacement ensemble, est une vraie gageure. Parfois la réponse est claire, mais cela reste souvent compliqué. Il faut certes laisser parler son instinct et savoir évaluer très précisément les compétences du candidat en fonction du poste, mais il y a aussi quelques réflexes de recrutement à mettre en place. C’est pourquoi, au fil des années, les équipes de BlaBlaCar ont défini différentes formes de tests qui aujourd’hui permettent à l’entreprise de recruter les meilleurs candidats et de traiter les milliers de candidatures reçues chaque mois.
Par exemple, obtenir des références auprès des anciens employeurs est important, et ce, le plus tôt possible dans le process. La démarche doit être faite en coordination avec le candidat, selon qu’il a ou non prévenu son employeur actuel de ses démarches. Il est par ailleurs toujours utile de faire une recherche préalable sur internet à propos d’un candidat : cela donne plus de matière pour l’entretien.
Autre process de recrutement très efficace : faire appel au réseau des collaborateurs. Le talent et la compétence recherchés sont peut-être tout proches. Inciter les collaborateurs à suggérer d’anciens collègues et même à donner leur avis, représente une économie précieuse de temps de recherche. C’est également un excellent moyen de qualifier très tôt le cultural-fit et les compétences de la personne.
LE PRODUIT, TOUJOURS LE PRODUIT !
Aujourd’hui, Frédéric Mazzella reste obsédé par le produit, qu’il continue à gérer en propre. Il est encore très présent auprès des équipes et suit les KPIs de près. Le secret : il reste un utilisateur fidèle du service, car c’est en étant le client le plus exigeant que l’on améliore son produit.
Pour continuer à faire évoluer le produit en fonction des besoins des utilisateurs, BlaBlaCar a d’ailleurs mis en place une équipe “Member Voice”, à mi-chemin entre l’équipe Member Relations (Customer Support) et l’équipe Produit. Cela permet de synthétiser et remonter tous les besoins identifiés par la communauté des utilisateurs.
C’est d’autant plus fondamental que la marque va de pair avec le produit. Aujourd’hui, c’est elle qui inspire la confiance, c’est pourquoi il faut rester très attentif à son évolution. C’est pour cette raison que Frédéric passe beaucoup de temps à travailler la marque en interne et en externe.
LE RÔLE DU FONDATEUR CHANGE AVEC LA CROISSANCE DE L’ENTREPRISE
L’important lorsque la société est en pleine croissance est de savoir déléguer. Il faut savoir dire “je ne sais pas comment y aller, mais je sais où on va aller”. Ainsi, les gens se responsabilisent sur le “comment”, ils se disent que c’est à eux de le trouver. Cela demande de l’humilité de la part du fondateur bien sûr et justement de recruter des collaborateurs ambitieux dotés d’un esprit entrepreneurial fort.
“Aujourd’hui, mon rôle évolue : je me concentre sur le “Quoi”, le “Pourquoi” et sur la Direction. Je ne travaille plus sur le “Comment” conclut Frédéric.
Pour finir, voici une vidéo de recrutement de BlaBlaCar qui résume parfaitement la culture de l’entreprise, un des piliers du développement de cette licorne française, et qui fait qu’aujourd’hui les jeunes diplômés des grandes écoles préfèrent BlaBlaCar à Procter & Gamble.
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